Je ne peux m’empêcher de penser que pour Berliet ce camion fut une sorte de quitte ou double. La direction avait conscience que l’enjeu était crucial pour l’avenir de l’entreprise. En effet, au début des années soixante, les barrières douanières tombent et la concurrence étrangère est féroce. Elle s’engouffre dans la brèche. Dire que l’industrie du camion français a eu bien du mal à négocier ce virage est un euphémisme.
Berliet, sûrement inspiré par Citroën et le » coup » de la DS19 (la fameuse suspension hydropneumatique) va miser sur l’innovation technologique pour concevoir son nouveau camion. Dans le cahier des charges, la direction demande au bureau d’étude de concevoir un camion moderne autour de ces deux priorités : la suspension et la cabine.
Dans le magazine « Charge Utile » consacré à l’étude de la production Berliet de l’année 1967, Jean François Colombet relate de manière très précise les péripéties de la mise en chantier de ce projet.
Au moment du lancement, la suspension n’est pas au point. Dès le départ, l’image de la fiabilité du camion s’en trouve écornée. Lorsque le sytème « Airlam » sera enfin efficace, les chauffeurs auront tendance à en abuser, au point de mettre à mal les coussins d’air
Quant à la cabine à fond plat, certes très spacieuse et confortable, elle contraint les ingénieurs à placer en porte à faux avant le moteur. Le bureau d’étude doit dessiner un capot interminable. Au vu de sa motorisation, le camion a vocation à être employé en milieu urbain. Les chauffeurs ont vite déchanté, face à un capot avant plongeant qui gêne les manœuvres en ville.
Une firme de jouets a su transcrire dans ses reproductions les multiples usages décrits dans le catalogue Berliet. Il s’agit de la firme marseillaise FJ. Cette petite entreprise avait su, au sortir de la guerre, constituer un réseau de revendeurs et trouver un public. Ses articles étaient le plus souvent distribués dans le milieu rural. Il était plus rare de trouver ces jouets chez les marchands établis en ville. Pourtant, FJ a habilement réussi à s’implanter sur le territoire, sans bruit, grâce à une politique intelligente de fabrication. Songez que depuis la création du camion GMC en 1959, l’entreprise utilisait les mêmes accessoires. Ainsi, la benne équipant le Stradair était déjà celle utilisée sur le GMC et ce bien que l’échelle de reproduction des deux camions soit exactement la même. On retrouve donc sur les Berliet Stradair les équipements déjà utilisés sur le GMC, puis sur le Berliet Gak : la caisse frigo, la benne basculante, la benne avec le palan et le plateau miroitier (rare en version GMC). Tout cela est logique car FJ continuera de produire en même temps les trois cabines. Il devait bien sûr y avoir une différence de prix en 1968 entre un GMC, sans aménagement ni vitrage et un Stradair tout équipé. La caisse brasseur, elle, n’a jamais équipé le GMC. Elle est apparue avec le Stradair. Signalons qu’une petite série de caisses brasseur équipera tout de même le Berliet Gak. C’est une version aux couleurs du géant d’Atlanta qui sera proposée aux enfants. Coca-Cola avait déjà retenu l’attention de FJ avec la reproduction d’une superbe Estafette, mais au 1/20. Il faut savoir qu’au moins deux Stradair de chez FJ ont reçu des livrées promotionnelles : Kronenbourg et Pierval. Le Kronenbourg a été distribué au même moment que la version commandée à Dinky Toys France. On pouvait trouver les deux versions dans le XIXème arrondissement, chez le grossiste en boisson Tafanel.
Le point commun du Stradair chez Berliet et chez FJ est qu’il va précipiter la fin de ces entreprises.
La carrière du Stradair, bien entamée, fut stoppée prématurément. Berliet sera obligé se s’allier à Michelin qui apporta de l’argent frais en échange de la prise de contrôle de l’entreprise. L’article de « Charge Utile » explique très bien comment Michelin laissa la direction en place pour une prise de contrôle en douceur. Mais le Stradair dut rogner son long capot et changer d’appellation.
Quant à FJ, le marché a considérablement évolué depuis ses débuts dans le monde de la miniature et du jouet. FJ couvrait une gamme très large de jouets : autos filoguidées, circuits électriques, flippers en plastique. Au début des années soixante-dix l’entreprise doit faire appel à Champion. Cela va mal. M. Juge, qui est le responsable de la fabrication chez Champion est envoyé sur place à Marseille avec son chef d’atelier. Pendant une semaine ils vont examiner et expertiser les moules FJ. Ils les emporteront tous, y compris ceux du Pacific qui malheureusement ne resserviront pas chez Champion. A la fin de la négociation, le propriétaire de FJ a informé M. Juge de la nouvelle activité de FJ. Pour bien lui faire comprendre, il l’a emmené dans un local jouxtant celui où étaient produit les jouets et là, la surprise fut de taille. Le patron s’était lancé dans la fabrication de cercueils ! Il faut dire qu’à cette période, la guerre des gangs sévissait à Marseille et l’on pouvait envisager un marché porteur et plein d’avenir !