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« Tant pis pour l’exactitude »

« Tant pis pour l’exactitude »

« C’est un effet de vignes que j’ai vu à Arles. J’y ai mis des Bretonnes. Tant pis pour l’exactitude ». Ces mots sont de Paul Gauguin dans une lettre qu’il adresse au peintre Emile Bernard qu’il avait rencontré à Pont-Aven.

Ensemble, ils avaient développé une théorie inspirée des estampes japonaises basée sur la simplification et les couleurs.

Pour Gauguin, l’important dans son tableau intitulé « Misères humaines » ou « Les vendanges à Arles » c’est l’effet de couleurs. Plus tard, dans sa période tahitienne, il prendra encore plus liberté. Ainsi le public le moquera pour son tableau « Ararea » l’un des plus célèbres, et pour le chien rouge placé au premier plan.

Dans l’histoire de l’art, nombreux sont les artistes qui ont suscité la polémique avant d’accéder à la reconnaissance. C’est inévitable. Le public a besoin de temps pour apprécier et comprendre ces évolutions. Le collectionneur russe Sergueï Chtchoukine, amateur éclairé dont nous avons pu admirer il y a peu de temps une partie de la splendide collection achetait notamment des oeuvres de Picasso.

Cependant il déclarait ne pas toujours le comprendre. Il avait eu cette phrase que j’aime beaucoup : « C’est probablement lui qui a raison et pas moi ».

« Tant pis pour l’exactitude » disait donc Paul Gauguin. Cent ans plus tart, on comprend la portée de la phrase tant le sujet est ailleurs dans son tableau.

Certes, il y a peut-être une forme de provocation chez l’artiste dans le fait de placer des bretonnes à Arles, pour faire les vendanges. Mais on sait que quelques mois auparavant il sillonnait les routes du Finistère et que ses carnets étaient remplis de croquis de paysannes pris sur le vif. Il est probable que la posture et l’authenticité des ces paysannes l’avaient inspiré au point qu’il ait souhaité les recycler et les replacer en Provence.

La direction des « Jouets Citroën » semble avoir tenu le même raisonnement quand elle a décidé d’offrir aux enfants des reproductions de Citroën T23 semi-remorque chenillé. « Tant pis pour l’exactitude, ils sont si beaux ces tracteurs semi-remorques ! » aurait pu s’écrier le directeur commercial des Jouets Citroën.

J’ai cherché. J’ai questionné des amateurs. Nulle trace de ce type de véhicule dans la réalité.

On sait juste que l’ingénieur Kégresse a travaillé pour Citroën en adaptant son brevet d’autochenille qui finira d’ailleurs aux Etats-Unis et qui sera même à l’origine du fameux White Half-track de la seconde guerre mondiale.

LaCroisière Noire (1924-1925) et  la Croisière Jaune (1931-1932) rendirent populaires les autochenille, ces véhicules taillés pour l’aventure. En fait, ce sont les dérivés militaires de ces camions chenillés, notamment les tracteurs d’artillerie conçus pour tracter les lourds canons sur les champs opérationnels, qui connurent le plus de succès dans la réalité. Pourtant, « les Jouets Citroën » ne déclinèrent aucune version militaire. Il est assez intéressant de faire un parallèle avec la firme allemande Märklin qui à la même période consacre une page complète aux véhicules militaires. En France, les fabricants de jouets sont à l’image du pays et de ses dirigeants qui ne veulent pas voir arriver le conflit.

On connait cependant quelques rares exceptions dont la très drôle Citroën dite « Traction militaire ». (Voir le blog consacré à ce sujet).

Parmi les versions proposées par « les Jouets Citroën », une seule semble crédible. J’ai d’ailleurs une belle anecdote au sujet de cette miniature. Dans les années quatre-vingt-dix, un monsieur âgé est venu me trouver au magasin. Il venait du Jura et avait emmené dans ses bagages quelques jouets à céder, tous issus de son coffre à jouets d’enfant.

Au milieu de son petit trésor, il y avait un superbe Citroën tracteur chenillé semi-remorque forestier.

Il m’a expliqué qu’il s’agisssait du jouet le plus cher à son coeur car, venant d’une région aux forêts profondes, il avait été bercé enfant par ces engins chenillés tractant les grumes. Il est bien évident que ce type de camion n’a d’utilité que dans ces conditions d’utilisation : adhérence précaire, terrain dénivelé, lourde charge à tracter.

Si la superbe version avec la remorque emplie de sable peut paraître crédible, il est bien évident que les autres déclinaisons sont assez farfelues.

J’ai un faible pour la rare version citerne arborant le décalque en papier issu des jouets Citroën « Mobiloil » en tôle.

La remorque chargée de caisses est d’une rare poésie. On l’imagine sur les quais du port de Marseille ou du Havre près d’une grue, prête à être déchargée. Idem pour celle transportant les tourets.

Il faut signaler ici que toutes ces versions existent aussi équipées « simplement » de jantes avec pneus « Michelin » en place des poulies et des chenilles. Trouver les modèles avec les chenilles d’origine est une véritable gageure.

On imagine que les « Jouets Citroën » ont assez vite retiré ces versions au profit de celles équipées de jantes à pneus. Les rassembler toutes m’a demandé près de 30 ans. Collectionneurs, ouvrez grands vos yeux devant ces jouets extraordinaires et poétiques.