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Chronique d’une catastrophe annoncée

En prévision des travaux que j’ai effectués au magasin l’année dernière, j’ai rangé et trié toute la documentation que j’avais accumulée pendant plus de trente ans. Ce genre de travail n’est pas désagréable, car il permet d’exhumer des documents oubliés. J’ai pris plaisir à me replonger dans un catalogue Berliet consacré au modèle Stradair. Le document m’est apparu édifiant, surtout avec près de 50 ans de recul.

Berliet Stradair
Berliet Stradair

Après l’avoir feuilleté, ma première réflexion a été de me demander comment une firme qui paraissait solide, qui avait une histoire et donc une expérience hors du commun avait pu se fourvoyer de cette manière dans cette aventure. Chaque page est la chronique d’une catastrophe annoncée.
Le titre du catalogue interpelle déjà le lecteur, qui, ne l’oublions pas, est avant tout un acheteur éventuel. « Un Stradair pour quoi faire ? » Après avoir feuilleté le catalogue, la question demeure sans réponse !

Le catalogue est beau. Les photos sont superbes. De toute évidence, le studio photo qui a eu le marché a fait du bon travail. On appréciera notamment les photos prises au CNIT à la défense. La confrontation entre les lignes modernes du bâtiment en béton et celles du Stradair est une réussite. On remarque que le studio a retouché une des photos en apposant sur les parois du fourgon une publicité pour les ordinateurs IBM, alors que sur une autre vue cette publicité a disparu.

Après lecture du catalogue, on ne peut s’empêcher de penser que le camion a été conçu pour des « niches », c’est à dire pour des utilisations très particulières. Deux axes sont mis en avant par Berliet pour promouvoir son camion : la suspension et l’espace, le confort de la cabine. Pour illustrer ces qualités, le constructeur lyonnais va prendre des exemples qui, avec le recul, sont assez savoureux.

Ainsi, pour commencer, deux pages sont consacrées au transport des œufs de chez Lustucru. Le texte explique que grâce aux suspensions révolutionnaires, Lustucru est en mesure de transporter sans casse sa précieuse cargaison. Plus loin, c’est le transport de porcelaine, de flacons et de tubes électriques qui illustre le confort du camion. Mais Berliet va plus loin dans la démonstration. Si le transport des comprimés en tube est à la portée de n’importe quel camion, s’agissant d’antibiotiques ou de placenta, c’est vers le Stradair qu’il faut se tourner. On voit ainsi, photographié derrière les vitres d’un laboratoire et devant une cornue fumante, un Stradair carrossé en fourgon aux couleurs des laboratoires Meyrieux.

Pour vanter le confort du camion, les publicitaires n’ont pas été à court d’idées. Le texte annonce clairement que : « si vos voyageurs pouvaient parler …ils diraient qu’on est bien en Stradair ». Les voyageurs en question ne sont autres que des vaches. C’est ma photo préférée : une foire aux bestiaux en milieu rural, avec des maquignons, hilares, devant un Stradair comme égaré au milieu d’antiquités des années 50-60 (Renault Gallion, Citroën et Peugeot D4A). On imagine les commentaires des maquignons en train de se moquer de celui qui vient d’acheter ce gros Stradair flambant neuf, se disant que s’il pense que ses vaches vont le remercier, autant leur apprendre l’anglais !
A la fin du catalogue, on a compris que le Stradair allait avoir du mal à trouver sa place sur le marché.

Berliet, va jeter toutes ses forces mais aussi toutes ses finances dans le projet Stradair. Le lancement en 1965 sera sans précédent pour un utilitaire. Les publicitaires vont convaincre la famille Berliet de réaliser des messages publicitaires à la télévision. La campagne publicitaire fut aussi ample qu’onéreuse. Bourbon en sera un des bénéficiaires. Berliet commanda en effet une série de porte-clefs, support publicitaire très en vogue à cette époque. Bourbon était capable de réaliser de très beaux produits. A l’époque du Stradair, la mode était aux porte-clefs que je qualifierais de « à complications ». Il y eut ainsi un œuf duquel sortait un Stradair, puis un camion carrossé en fourgon réduit au 1/75ème environ, muni à l’arrière d’un crochet permettant de faire coulisser un compartiment dans lequel se situait un autre Stradair qui lui même en transportait un troisième. Bourbon fut aussi sollicité pour une reproduction au 1/55ème environ, tout en plastique, carrossée en fourgon et distribuée avec un étui aux couleurs Berliet. Equipé d’un mécanisme à friction (très souvent poussif !) le modèle était distribué dans les concessions Berliet afin de séduire les éventuels acheteurs. On peut penser que le budget publicitaire ayant été englouti dans d’autres supports, ce petit jouet avait été conçu pour un prix de revient assez bas. Plusieurs déclinaisons de couleurs existent. Comme très souvent avec Bourbon, ce dernier obtiendra le droit de réaliser pour son compte des versions promotionnelles pour des clients cherchant à apposer leur logo sur les flancs du camion. Pour cela, Bourbon simplifiera son fourgon (parois lisses) afin de pouvoir plus facilement le décorer. Un dernier souvenir qui ne parlera qu’aux collectionneurs les plus anciens. Jacques Glickman avait offert à mon père un de ces modèles pour un service que mon père lui avait rendu. Son souvenir est pour toujours associé à cette version « Le Fossé Blanc ». Il faut dire que dans les année quatre-vingt, on était très peu nombreux à être intéressé par ces jouets. Cela a changé et Jacques n’avait pas dû anticiper cette demande.